Chapitre XVI : L'Empire contre-attaque
Prison secrète des prêtres licornes, sous les anciennes carrières de Syanastaclan.
Les soldats mutants avançaient épaules contre épaules au rythme du pas de l’oie. Résonnant dans les souterrains, les talons de la centaine d'esclaves claquaient en cadence. Une fois la fameuse porte du couloir passée, Dathcino n’avait fait que marcher ou presque. Il n’en pouvait plus. Cette façon de se déplacer en gardant le buste droit et en levant autant les pieds était nouvelle pour lui et complètement contre-intuitive, bien loin des quelques enjambées qu’il avait pu faire dans sa cellule. Heureusement le prêtre et ses trois assistantes qui encadraient le groupe n’étaient pas très attentifs, ils ne remarquèrent pas un maladroit au milieu de la troupe d’automates exécutant tous les mêmes gestes à la perfection.
Le groupe passa par des enfilades de couloirs tous plus longs et obscurs les uns que les autres. Ce complexe était un vrai labyrinthe. Dans ce périple, les seules lumières étaient les auras malsaines projetés par les cornes des religieux. Le jeune fugitif hésitait à profiter de la pénombre de ces coursives pour se faire la belle mais il ne savait toujours pas comment rejoindre la surface dans ce dédale. La prudence et l’attentisme lui avait plutôt réussi jusqu’à présent et Dathcino ne savait pas trop quoi faire, il décida donc de rester avec la troupe.
Dans cette faible luminosité le jeune homme remarqua quelque chose : la petite gemme qui se trouvait sur le fermoir du joug des autres était d’un rouge vermillon et elle luisait d’une aura carmin. Au contrairement de la sienne, qui était resté d’un blanc laiteux avec des reflets rosâtres et ternes. Les pierres précieuses des autres luisaient plus intensément chaque fois que le groupe prenait une intersection ou s’arrêtait.
Au bout de ce qui parut une éternité pour Dathcino, ils débouchèrent enfin à la surface. Ils étaient dans la cour d’un château ou d’une forteresse, entourés de murailles. Les créneaux étaient constellés de soldats aux armes de l’Empire, principalement des terrestres. Leurs regards étaient pour la plupart tournés vers l'extérieur des murs. De ce que l’ancien poney jaugeait du ciel, il faisait encore sombre mais à l’Est l’aube pointait.
D’autres soldats mutants étaient déjà là, la cour en était remplie. Dans le jour naissant il était difficile d’en estimer le nombre mais au moins autant que ce qu’il y avait dans sa troupe et sans doute plus. Tous étaient bien alignés en rangs d'oignons, immobiles comme des statues. Les nouveaux arrivants vinrent s'aligner avec ceux déjà présents. Au centre une demi-douzaine de prêtre-licornes.
Soudain un triple coup de tonnerre retentit, suivi d’un bref sifflement puis d’un fracas sourd. Dans le processus, le ciel changea brusquement de teinte devenant vert indigo pour quelques instants avant de reprendre sa teinte habituelle, comme un clignotement.
Dathcino avait sursauté, surpris par ce bruit assourdissant alors que pas un de ses compagnons n’avait bronché. L’ancien voleur avisa que le prêtre qui les avait guidés discutait à présent avec certains de ses collègues au centre. Le trio de vestales avait quant à lui disparu de sa vision. Le jeune homme était hélas trop loin pour entendre le début de la conversation entre les prélats, il lui fallut donc jouer des coudes pour se glisser au cœur de la masse des monstres pour entendre, le tout sans se faire repérer.
«… ce que nous voyons là sont donc les ultimes renforts, demanda un ecclésiastiques déjà présent dans la cour. Frère Gibbous Moon, n’en n’aviez-vous pas davantage dans vos laboratoires ?
– Hélas non, monseigneur. Pour les autres j’ai d’autres instructions, affirma en réponse le prêtre qui avait guidé la troupe de Dathcino et qui venait d’arriver. A ce sujet le verbe de l’Empereur est mon ordre, comme à nous tous.
– Oui, comme nous tous, frère Gibbous, comme nous tous…
– Quelles sont vos directives monseigneur ? repris l’ancien tortionnaire de Dathcino.
– Si tout va bien, les envahisseurs finiront tous foudroyés. C’est pourquoi, pour le moment, nous vous garderons en réserve. Espérons que nous n’aurons même pas à vous utiliser vous et ces choses.
– Les guerriers aigles sont-ils à nouveau en mesure de reprendre les airs ? demanda l’ancien chef de marche de Dathcino.
– Oui, répondit l’étalon au centre du groupe de licorne. Vous n’êtes pas les seuls, frère Gibbous, à faire des progrès. Nos recherches de transfert de magie du sang à des non-cornus est maintenant stable, à présent les effets secondaires n’apparaissent pas avant quelques heures. C’est largement assez pour leur permettre de faire leur devoir envers l’Empire. »
A ce propos, toutes les licornes présentes hochèrent la tête, mélange de fierté et de contentement.
« Vous et les monstres n’interviendrez qu’en cas d'échec de ce premier plan, reprit l’étalon central. Vous serez aux côtés de frère Cold Loyalty et Dedication (à ces mots deux des prêtres firent un pas en avant et hochèrent la tête). Votre mission sera de faire avancer vos troupes au centre pour rechercher le contact et attirer à vous toute leur attention. Des éléments de l’armée régulière vous appuieront. Les guerriers aigles tenteront, si possible, de vous tendre un brouillard pour masquer votre approche.
– Ce serait mieux, précisa l’ancien guide, je vous rappelle les effets sur mes créations d’une exposition directe au…
– Nous savons tout cela, le coupa le prêtre central. Nous avons eu vos rapports.
– Ai-je d’autres instructions ?
– Non. C’est là tout ce que vous avez besoin de savoir. Reposez-vous un peu, nous agirons dans quelques heures. »
A ces mots les licornes se saluèrent et se dispersèrent. Gibbous Moon, Cold Loyalty et Dedication restèrent dans la cour. Après un rapide conciliabule, leurs cornes brillèrent et l’armée de soldats mutants, toujours aussi synchronisée, se mit alors en mouvement. La horde d’automates fut conduite à nouveau sous terre, dans une vaste salle haute de plafond et voûtée de pierre. C’était une ancienne citerne à présent vide. Sitôt entré, Dathcino s’écroula au sol exténué, tout son corps n’était que courbatures et fatigue.
Les derniers rangs terminaient de s'aligner quand un bruit de grincement chuintant se fit entendre. Deux terrestres accompagnaient une cuisine roulante. Le premier y était attelé et la tirait tandis que le deuxième suivait et faisait le service. Ils avaient le regard résigné et abattu mais ils ne semblaient pas être des robots sans âme comme les autres compagnons de Dathcino. Leurs couleurs étaient ternes et leurs marques effacées, les hardes qu’ils portaient les identifiaient comme des serfs, des esclaves. L’ancien poney hésita avant d’engager la conversation avec eux.
« Hey salut les gars, finit-il par lâcher.
– Par les dieux ! En voilà un qui parle, sursauta le premier terrestre
– Éloigne-toi avant qu’il n’essaye de te mordre ! cria le deuxième. Y sont cannibales qu’on m’a dit ! »
Les deux équestres eurent un mouvement de recul, renversant au passage la roulante. Malgré son épuisement, Dathcino se releva en un bond et alpaga les deux fuyards.
« Calmez-vous ! Je ne vais pas tenter de vous manger, je veux juste causer !
– Non, non pitié, je veux pas être contaminé... geignit un des malheureux en se débattant alors que le deuxième était déjà en train de prier, recommandant son âme aux dieux. »
Dathcino dominait complètement les poneys avec son nouveau corps humain de géant. Il n’avait eu aucun mal à les ceinturer, en tenant un sous chaque bras. Normalement un terrestre est censé être doté d’une grande force et ce en dépit sa petite taille. Là, le jeune homme avait l’impression d’avoir à faire à des poulains tant ils lui paraissaient faibles. Le métamorphosé attrapa ses deux captifs par la peau du cou tel deux chatons et les tint à bout de bras face à lui avant de les secouer rudement.
« Bon ça suffit maintenant bande de sapajous émasculés ! Vous vous calmez de suite sinon je vais vraiment vous boulotter.
– Pitié ! dirent en cœur les deux serfs qui tremblaient comme des feuilles.
– Ok, je vous repose mais si vous ne tentez de vous carapater je vais vraiment vous bouffer tout cru cette fois-ci ! Compris !?!
– Oui, oui, fit le premier alors que le deuxième hochait frénétiquement la tête.
– Bon, déjà où est ce que l’on est ?
– Ici vous êtes à la forteresse des Portes de la Lune, noble cacique.
– Me brosser dans le bon sens ça fait plaiz’ mais s’te plait, évite. Ça va rapidement me gonfler.
– Bien monseigneur.
– C’est pas gagné soupira Dathcino. Les Portes de la Lune hein ? Bordel ! C’est à plus de trente lieues de Syyanastaclan, pas étonnant que je sois... »
Dehors un nouveau coup de tonnerre se fit entendre, suivi du même sifflement et fracas sourd que dans la cour.
« … complètement claqué après avoir autant trotter... Mais c’est quoi les bails de ce truc ?!? demanda le jeune homme.
– On ne sait pas trop, concéda un des terrestres, celui à la robe jaune pisseux. C’est les envahisseurs. Ils assiègent l'endroit et ils ont des machineries installées sur une des collines dehors. Ils s’en servent pour envoyer des boulets de pierre sur la forteresse.
– Oui, même que les prêtres licornes, ils entretiennent un bouclier pour les bloquer, renchérit le deuxième dans une teinte de vert kaki. On n’avait pas observé une telle magie depuis...
– En plus y a plein de soldats qui sont arrivés depuis hier et avant-hier, rajouta le jaune. Y a même des guerriers des deux temples, aigle et jaguar, j’en avais jamais vus autant d’un coup.
– Ça pue du cul tout ça, pesta Dathcino. Y a moyen de se faire la belle avant que ça parte en cacahuète complet ?
– Mais nous sommes à l'abri ici.
– Oui, les envahisseurs ne passeront jamais, avec les murs et les enchantements des prêtres.
– Oh non, vous ne les connaissez pas comme moi, ces pécaris enragés, rien ne les arrête. Ils finissent toujours par prendre la forteresse qu’ils assiègent. Non, il faut qu’on se barre, et vite ! Pour commencer, comment sort-on de cette pièce ?
– La sortie est par là, dit le jaune en indiquant un angle de la citerne.
– Mais la porte est fermée, compléta aussitôt le vert.
– Je me doute bien, j’ai pas des fantômes en face de moi, vous n’êtes pas rentrés en passant à travers les murs ! Vous avez les clefs ?
– En fait, il y a un garde qui nous ouvre.
– C’est quoi une licorne, un pégase ou un terrestre comme nous ? énuméra Dathcino.
– Comment ça un terrestre comme nous ? s’interrogea le vert.
– T’es pas un démon sorti des ténèbres ? renchérit le jaune.
– Ou un revenant invoqué par une sombre sorcellerie ?
– Et bien non ! Je suis un poney comme vous, dédramatisa Dathcino. Enfin je l’étais. C’est juste ces tocards de sorciers qui m’ont fait des trucs.
– Alors les rumeurs étaient vraies…
– T’as même pas idée. Bon revenons à nos affaires, sortir de ce trou.
– Celui qui est de service maintenant vient de Syyanastaclan, expliqua le poney jaune. Comme tous les gars de la capitale, c’est un fanatique et un valet des cornus, on n'en tirera rien. Il vaut mieux attendre le service de cette aprem’ où c’est un gars de ma province. Je le connais un peu, je pense qu’il y a moyen de le convaincre.
– En plus ça te laissera le temps de te reposer, t’as l’air crevé, rajouta son comparse.
– J’aime pas ça, grommela Dathcino. Avec ce corps je peux le gérer facile, votre gars de la capitale.
– Il vaut mieux qu’on se le fasse à la discrétante, s’il y a du bruit les licornes vont rappliquer,
– Ouai, même qu’il y en a trois qui logent juste à côté.
– J’avoue que les cornus j’en ai eu ma dose, dut concéder le jeune homme. On va faire comme vous dites et attendre la relève. Les gars, je compte sur vous ! »
Ses deux nouveaux complices hochèrent la tête. Dathcino put enfin s'asseoir à nouveau. Il était si fatigué qu’il toucha à peine son bol avant de sombrer dans les bras de Morphée.
Sitôt les yeux fermés, des murmures incompréhensibles chuchotèrent à la limite de son audition. Cherchant à deviner d’où provenaient ces voix, Dathcino s’agita en tout sens dans un amas de nuages sombres et de ténèbres. C’était comme s’il était entouré d’un maelstrom d’encre brumeuse et noires. Comme souvent dans les songes, il se retrouva à errer, ne sachant pas trop pourquoi, perdu et hébété. Le décor se limitait à un désert désolé de sel et de poussière. Bien qu’il soit dans son ancien corps de poney, Dathcino était alourdi par tout l’équipement qu’il transportait : arme et armure. Tout ce barda lui donnait une impression de lourdeur et d'essoufflement. Le matériel paraissait de plus en plus lourd à chaque pas. Le collier surtout. Le carcan de métal lui enserrait le cou, lui irritait le col et lui sciant la peau, Tel le chanvre d’un nœud coulant qui l’étouffait lentement. Là où normalement se tenait la gemme, une chaînette en argent partait et se perdait dans les ténèbres qui l’encerclaient ; quelque chose tirait sur ce lien, tel un maître sur la longe de sa bête de somme. Ça serrait de plus en plus. L’impression d’étranglement était bien trop réelle pour un songe.
Ce fut dans un râle que Dathcino sortit de son cauchemar. Le harnais autour de son cou était si glacial au toucher qu’il s’en brûla les mains. Ses doigts étaient à présent poisseux de sang à peine coagulé. Le jeune homme était encore à essayer d’organiser ses pensées quand son corps tout entier se mit à se mouvoir contre sa volonté. Le malheureux n’avait plus aucune sensation sur ce qui se trouvait sous son cou à part un sentiment de froid intense. Il se retrouvait tel un tétraplégique, privé de tout mouvement. Il essaya d’hurler mais les sons de sa voix étaient étouffés, comme si le fond de sa gorge et son larynx étaient compressés. Les râles qui en sortaient étaient sifflants et à peine compréhensibles.
C’est à son corps défendant que Dathcino se leva, se mit en rang et sortit au pas de l’oie de sa prison, défilant comme les autres vers la bataille. Décidément, l’ancien terrestre allait de cellule en cellule : il était à présent prisonnier de son propre corps.