Chapitre IX : Deus Vult
Tente de campagne du capitaine Albatriso, campement de l’armée des Espagnols.
Les bannières claquaient au vent, les couleurs hautes et fières. Cette fois-ci, ce serait la bonne. Les troupes étaient prêtes pour la bataille. La forteresse indigène était là devant lui, bloquant le défilé. Les murailles de pierre ne tiendraient pas une journée face à son artillerie. L’armée des poneys serait obligée de se battre en rase campagne. Il était sûr d’avoir la victoire encore une fois.
Derrière cette forteresse, c’était la haute vallée de Syyanastaclan, Syyanastaclan la capitale de l’empire. Deux fois déjà il était venu sous ces murailles et deux fois déjà il avait été repoussé. C’étaient des souvenirs cuisants, ceux de la défaite. Mais cette fois-ci il était prêt. Non pas que les fois précédentes il ne l’eût pas été, non. Les fois précédentes, il avait été trop fier, insuffisamment informé mais surtout imprévoyant et arrogant.
Oui, sa première défaite, il pouvait l'imputer à sa méconnaissance de l’ennemi. Sa première venue, sa découverte de ces terres si belles et si riches.... Tout y pousse facilement et en abondance. Les pierres précieuses se trouvent sous chaque cailloux, l’or et l’argent sont plus abondants que le cuivre ou le plomb. La région bénéficie d’un climat tropical et humide, promesse en temps normal d’un véritable cloaque à maladies, que ce soit dans l'ancien monde ou dans les Indes occidentales, mais ici les hommes n’étaient jamais malades ou presque.
Et ses habitants ! Des créatures qu’il avait cru si faibles et naïves. Oh oui, elles étaient naïves au début, mais elles avaient vite appris. Les premiers jours, elles tentèrent désespérément d’établir un contact. Des animaux qui parlent, une création du diable pour sûr, avec leur halo de couleur sortant de leur corne digne des enfers. Aux premières rencontres, ces bêtes brillantes et éclatantes tentèrent de l’affecter, lui et ses hommes. Mais en vrai croisé de Dieu, Albatriso sut refuser leur sorcellerie, mieux encore, il semblait comme immunisé.
Mais dans tout groupe il y a toujours un faible et un Judas. Un de ses hommes, un jeune chien fou un peu perdu, se laissa corrompre. Le malheureux pactisa avec les bêtes, s’en fit leur ami. L’inconscient fut affecté par leur magie. Ce furent d'abord ses cheveux qui prirent une teinte étrange puis sa peau et enfin tout son corps. Il finit par devenir un d’entre eux. Mais en toute épreuve il faut savoir garder la foi et y trouver avantage. Le capitaine résista à la juste fureur de purifier cet anathème pour plutôt s’en servir. A présent que cet hérétique était leur semblable, il pouvait servir de truchement. Ces engeances du diable prétendaient vouloir être leurs amis ! Traîtrise et ruse pour mieux leur voler leur humanité et leur âme.
A malin, malin et demi. En bon capitaine du roi d’Espagne, Albatriso profita de leur offre, il gagna leur confiance et se fit leur ami tout en préparant son heure. Heureusement la providence veillait : une maladie inconnue avait commencé à ravager ces créatures avant même leur débarquement, les décolorant et leur enlevant leur sorcellerie. Albatriso et ses hommes y paraissaient insensibles. Les potentats locaux de la petite ville où le conquistador et sa troupe avaient débarqué leur avaient fait des pont d’or pour l’envoyer vers leur capitale, rencontrer leur souverain, l’empereur, le maître des quatre quartiers, afin que lui et ses grand mages puissent chercher un remède à cette maladie.
La bonne affaire. Traverser le pays fut un jeu d’enfant. On le laissa même passer avec toute son armée. L’étalage de richesse et de prospérité de cette contrée avait quelque chose d’obscène. Même ce chien de Cortez n’avait pas côtoyé de telles richesses. Et ce serait lui, le grand Albatriso, qui allait les ramener au pied du roi, pour la gloire de toute la chrétienté !
A chaque escale Albatriso prit renseignements et contacts. Le capitaine d’Espagne fut surpris ; d’habitude il y avait toujours quelques intrigants ou ambitieux pour proposer ses services ; là tout le monde ne jurait que par l’amitié, l’entente et l’harmonie. Heureusement ces créatures avaient un état hyper centralisé, tout, absolument tout dépendait de leur souverain, c’était limite s’il ne faisait pas lever la Lune et le Soleil, ça c’était un autre empire bien plus au nord.
Syyanastaclan dépassait tout le reste. Les rues étaient pavées d’or, littéralement. Leur empereur était une de ces licornes démoniaques. Comme pour Cortez quelques années plus tôt, au moment de la première entrevue, Albatriso se découvrit et prit l’empereur en otage, tuant le reste de son entourage. L’attaque fut fulgurante et ne laissa aucune chance à ces monstres. Avec leur souverain en son pouvoir et leur noblesse décapitée, leur empire allait s’effondrer, pour sûr. Les premières semaines tout semblait marcher comme prévu. Les créatures se soumirent sans broncher, tels les bêtes de somme qu’elles étaient.
Hélas pour Albatriso, le doute rongeait ses hommes. De plus en plus de soldats commençaient à développer des symptômes de cette malédiction du poney. Entouré de tant de mièvrerie et de bêtise, comment maintenir intacte la flamme du croisé ? Ce pays de cocagne ramollissait le plus coriace des durs à cuire. Bientôt toute son armée n’aurait été plus qu’un troupeau de bêtes colorées.
Une fois encore la divine providence vint à son secours même si au départ il crut qu’elle le châtiait. Une secte de prêtres jusqu'au-boutiste profita de ces moments d’incertitudes pour monter un véritable complot. Ils commencèrent par assassiner l'empereur captif et accusèrent Albatriso de ce meurtre. Le champion de ces extrémistes, un neveu éloigné du souverain décédé, profita de l'événement pour prendre le pouvoir et monter sur le trône. Ce fut le signal pour une révolte générale. A partir de là, oubliées ces histoires d’amitié et d'harmonie. Place à ce que tout bon espagnol savait faire : la guerre aux païens.
Le capitaine se vit mourir ce jour-là. Ses troupes dispersées furent pour la plupart massacrées. Mais Albatriso était béni par la providence ; il réussit par sa seule vaillance à sortir de l’attentat et rallier les survivants dans le palais impérial. L’émeute et la guerre civile agitaient la ville. Les poneys s'entretuaient. Encerclés dans la demeure du souverain, ce n’était qu’une question de temps avant que le vainqueur de ce massacre ne se réintéresse à nouveau aux espagnols. Il lui fallait fuir cette souricière. Après une journée de prière, le conquistador allait devoir se tailler un chemin à la pointe de son épée vers la sortie ou mourir en essayant.
Et Alléluia ! Un miracle eut lieu ! L’archange de la maladie était descendu du ciel et avait décimé les sorciers licornes, même leurs démons volants, les pégases, ne pouvaient plus prendre l’air. En 24 heures toute magie les avait quittés. Mais les équidés restaient encore dans un rapport d’un contre plusieurs centaines. La retraite était la seule option. C’est par un sillon sanglant que les conquistadors sortirent de la cité de Syyanastaclan.
Le retour à la côte eut tout d’une odyssée. À travers un pays hostile et méconnu, lui, Albatriso, sut guider sa troupe jusqu’à bon port. Heureusement, la divine providence veillait toujours sur lui. Les bêtes étaient plus occupées à s'entre-tuer qu’autre chose. Le nouveau maître des quatre quartiers et ses prêtres illuminés multiplièrent les sacrifices sanglants à leurs divinités impies. Ces animaux montraient enfin leur vrai visage.
C’est ainsi que se conclut son premier échec face à cette ville. Un échec dû à sa fierté : jamais il n’aurait cru ces stupides animaux capables de monter ce complot ; mais cet échec était aussi dû à sa mésinformation : la magie de ces bêtes était leur plus grande force et la maladie était sa meilleure alliée, il lui fallait mieux la connaître : le fléaux lâché par l’archange Michel lui-même faisait plus que de priver les bêtes de leur magie. Cela les tuait. Ils tombaient comme des moches. L’hécatombe avait quelque chose d’apocalyptique. Leur nation était en plein désarroi. Mieux encore, une partie des survivants de la maladie avait à présent un aspect humain. Ils pourraient être utilisés pour la plus grande gloire de l’Espagne.
De son côté, le capitaine fut bien occupé, il fallut tout recommencer de zéro, à commencer par bâtir une vraie base de départ pour assurer ses arrières. Une ville fut fondée. Un navire fut renvoyé vers Cuba pour faire état des découvertes et des richesses disponibles. Des renforts arrivèrent rapidement et en masse. Certains parmi les nouveaux venus tentèrent de le dépouiller de son pouvoir, mais c’était sa conquête ! Quelques “accidents” avec des officiers trop ambitieux arrivés d’Europe et les choses rentrèrent dans l’ordre. Albatriso y rajouta quelques pendaisons pour insubordination et mutinerie qui achevèrent de mettre au pas sa troupe.
Le capitaine aurait voulu profiter davantage de la situation et pousser immédiatement son avantage mais il lui fallut d’abord s’assurer de la rectitude morale et religieuse de ses hommes. La déconvenue de voir ses propres troupes devenir des poneys lui avait servi de leçon.
En premier lieu, il dut mettre au pas ces idéalistes de moinillons. Les dominicains ! Encore heureux que ce ne soit pas cette nouvelle secte des jésuites. Il fallut tout expliquer à ces clercs. Non, les indigènes survivant à la maladie, même si à présent ils avaient un aspect humain, ne pouvaient être convertis. On n’allait tout de même pas donner le baptême à ces bêtes ! Ce serait le premier pas pour considérer ces animaux comme nos égaux ! Leur procès pour hérésie ne put être mené à terme : leur statut d’ecclésiastiques les protégea du bûcher. Leur mission fut néanmoins démantelée. Les convertidos, comme on continua cependant à appeler les poneys d’aspect humain, seraient des esclaves et des bêtes de travail, rien de moins.
Mais ce qui l’occupa le plus, c'était cette malédiction de la bête colorée, cette maladie de l’âme tout autant que du corps. Il était indispensable de combattre cette abomination de “philosophie” indigène. Considéré ce ramassis d'ânerie comme une école de pensée, c’était déjà en faire grand cas. Ces idées “d’harmonie” et de “l’amitié c’est magique” donnaient à Albatriso des envies de vomir. Le jeune truchement qui s’était laissé transformé fut le premier à mourir. Son châtiment fut exemplaire. Aveux publics, roue, écartèlement puis écorchage. Sa peau colorée inaugura une vaste collection et servait toujours d’avertissement aux portes de la colonie. Ceci fait, cela lui confirma sa première intuition, se comporter en bon croyant était le meilleur des remèdes. Répondre par la force de la foi et le sang des païens faisait reculer les symptômes physiques des changements : il fallait faire souffrir ces bêtes. Ce n’était hélas qu’une rémission. L’expérience prouvait hélas qu’une rechute restait possible.
Deux ans, presque trois, s’étaient envolés en presque rien, le temps de s’occuper de ces affaires ô combien importantes. Durant ce laps de temps le capitaine Albatriso n’était pas resté inactif. Il avait sécurisé une large bande littorale et soumis plusieurs cités de l'intérieur, les bêtes gardaient un semblant de pouvoir dans ces cités-états fantoches mais l’essentiel restait entre ses mains. Mais l'intérêt principal de ces tributaires était qu’ils fournissaient un important contingent de troupes. Troupes qui servaient utilement de chair à canon. Hélas pendant ce temps les syyanas se réorganisèrent.
Albatriso lança une nouvelle offensive trois ans après son débarquement. Ses armées avancèrent facilement, la route vers la capitale s’ouvrit devant lui comme les jupons d’une fille de joie face à son client, la force du nombre fourni par les tributaires alliée à la fureur de ses espagnols lui permirent d’aller de victoire en victoire. C’était ce qu’il croyait à l'époque. Aujourd'hui avec le recul il voyait bien que l’ennemi avait battu en retraite en bon ordre, étirant de plus en plus ses lignes de communication et l’attirant dans un piège.
Syyanastaclan agissait sur lui comme un miroir aux alouettes. Quand enfin il arriva dans la vallée de la capitale, après plusieurs mois d’une campagne victorieuse, Albatriso lança immédiatement ses hommes à l’assaut des remparts sans chercher à davantage sécuriser ses flancs. Quand les bêtes contre-attaquèrent, ce fut une cruelle déconvenue. Mais le plus grave ce fut la trahison des contingents de tributaires. Ces chiens ne s’étaient soumis qu’en façade et ils avaient attendu le meilleur moment pour retourner leurs vestes. Le pire fut de découvrir à cette occasion que certaines des licornes avaient de nouveau l’usage de la magie. Si les récits fantasmagoriques des bêtes étaient vrais, cette magie n’était qu’une fraction de leur pouvoir d'antan mais cela restait une désagréable surprise.
Albatriso fit alors ce qu’il savait faire le mieux, il se mit à la tête de ses hommes et chargea les païens. La fureur espagnole, la puissance de feu de leurs arquebuses, l'impétuosité des charges de cavaliers mais surtout la supériorité tactique de la formation du tercios eurent raison des assauts répétés des sauvages. En terrain ouvert les humains restaient supérieurs aux indigènes malgré le rapport de force pourtant très défavorable. Albatriso se paya même le luxe de s’emparer de la tente du commandement ennemi, capturant au passage une intéressante documentation sur leur sorcellerie. Au soir de la bataille c’était une victoire, l’ennemi était repoussé mais à quel prix ! Syyanastaclan restait inaccessible derrière ses murailles, l’ennemi avait encore autant de troupes en réserve si ce n’était plus et ses hommes étaient décimés et épuisés. Pire encore étaient des nouvelles provenant de l’arrière : ses lignes de ravitaillement étaient attaquées de toute part. La mort dans l’âme, le capitaine ordonna la retraite. Ce fut sans doute la pire des décisions qu’il eût jamais prise de sa vie.
Il apprit la nouvelle trois jours plus tard d’un prisonnier, leur empereur était mort dans la bataille, de ce qu'Albatriso en comprit la cause en était un retour de flamme dû à leur nouvelle magie. La perte de leur souverain avait plongé les Syyanas dans un certain désarroi au lendemain de la bataille. S’il avait poussé son avantage il aurait pu prendre la ville. Avec des si il mettrait l’Espagne en bouteille. L’occasion était passée, un nouvel empereur était à présent sur le trône. Il dut revenir vers la côte. Encore.
Les années qui suivirent furent consacrées à trois choses, d’un renforcer son pouvoir et consolider ses forces, de deux conquérir méticuleusement le pays ville par ville et ne laisser derrière aucune cité qui puisse se rebeller. Les traitres de tributaire furent les premiers à être châtiées ; de trois étudier les documents saisis dans cette tente de commandement, apprendre la version écrite de la langue de ces sauvages ne fut pas aisé, Albatriso dut même payer de sa personne pour mieux comprendre la magie de ces démons mais ça y était, il avait maîtrisé leur sorcellerie. Les voix de Dieu qu’il n’entendait qu’en murmure depuis son arrivée dans ce pays, à présent il les entendait distinctement.
Il lui avait fallu quatre ans, quatre ans de lent travail de sape, où patiemment et sûrement il avait étouffé son adversaire tel un serpent tuant sa proie dans ses anneaux. Chaque ville et cité qui servait de point de ravitaillement et de support pour leur capitale fut prise, razziée et détruite. Ruine et morts, voilà tout ce qu’il laissait. Son armée était prête, ses troupes avaient avancé méticuleusement. La dernière offensive approchait. Le siège venait d’être mis devant la forteresse qui commandait les portes de la vallée où se nichait la capitale. C’était l’avant-dernière étape. Cependant ses éclaireurs parlaient de nouvelles créatures utilisées par les prêtres licornes, des abominations plus grandes qu’un bœuf et se tenant sur deux jambes tel un homme, insensibles à la douleur ou la peur. Il lui fallait voir ça par lui-même.
Encore merci à Abib pour sa relecture et à Alteris pour ses encouragements et avis sur ce chapitre.
C’est résumé en quatre pages le synopsis de mon premier jet pour cette fan-fiction très inspirée des aventures de Hernan Cortez mais qui s'étale sur des années et avec une résistance indigène opiniâtre. Mais j’ai finalement décidé de raconter l’épisode qui vient après, qui est un minimum plus optimiste et où les héros sont des poneys et ils sont plus positifs que mon premier héros qui est un connard fini. A la place j’ai donc décidé d’en faire mon grand méchant en grossissant ses traits négatifs. Si l’histoire d’Albatriso intéresse, je pourrais écrire une préquelle à cette histoire et la développer.
Dans un autre registre, parlons dates : puisque je me place dans un cadre historique je me dois de vous donner quelques dates. Je parle dans le prologue de Francisco Hernández de Córdoba, un conquistador qui découvrit le Yucatan en 1517. Dans ce chapitre, j'évoque Cortez qui conquiert le Mexique à partir de 1519. Albatriso est lui purement fictif. Le prologue et le débarquement se placent donc quelque part vers la fin des années 1520 et l’aventure proprement dite se passe dans la deuxième moitié des années 1530.A cette époque c’est l'âge d’or des conquistadors. Pizarro conquiert le Pérou, Cortez lance ses expéditions les plus lointaines vers la Californie ou le Yucatan, mais les limites ne sont pas loin : Les Mapuches au sud du Chili, les Comanches et Apaches du nord du Mexique vont y mettre une limite vers les années 1550. Les conquistadors, c'est une période d'une trentaine d'années soit une génération qui s'étale de 1510 à 1540/1550.
J'évoque aussi les Jésuites, Je précise que c'est un peu anachronique car l'ordre n'est reconnu par le pape qu'en 1540, avant ce sont les Dominicains dont le fameux Bartolomé de las Casas qui tenteront de défendre les indigènes. Pour ceux que ça intéresse je recommande "La Controverse de Valladolid" un bon bouquin et un bon film sur le sujet. Ce passage sur les religieux me permet aussi d'évoquer les missions des Jésuites qui là sont complètement anachroniques. Leurs missions n'existeront en tant que tel qu'au XVIIe et XVIIIe, véritable état dans l'état où les indiens guaranis (dans le futur Paraguay actuel) ont pu disposer d'une véritable autonomie sous l'autorité des religieux. Il y a un autre très bon film sur le sujet, tout simplement "Mission" avec un excellent Robert de Niro accompagné de Liam Nelson et une BO génialissime de Morricone qui a remporté l'Oscar.